En contrepoint de l’intitulé de ce colloque, qui évoque la mort de la bête humaine, « cette bête qui sait qu’elle doit mourir », j’ai privilégié une certaine forme de résurrection de l’animal non-humain, celui qui est appelé à renaître ou à vivre libéré de son ancestral prédateur. À la charnière de l’art et de l’expérience scientifique et en écho aux réalités de la biologie contemporaine, certains artistes franchissent le seuil des laboratoires, s’aventurant à réinventer des espèces en voie d’extinction, à reprogrammer des organismes, à produire ou tout simplement à domestiquer des chimères. Certains, usent des procédés biotechnologiques pour prophétiser certaines de ses applications possibles, d’autres pour les désavouer mais leurs démarches commune est une condamnation sans appel de la souffrance infligée aux animaux et de l’anthropocentrisme dominant . Mis en scène par les artistes, ces « sujets de vie » font état des espoirs et des craintes liées aux pratiques biotechnologiques et à leurs possibles applications à l’homme.
S’il faut convenir que les manipulations opérées par les artistes sur l’animal sont tantôt porteuses de rêve ou de cauchemar en termes de dépassement des frontières entre les espèces d’une part et des limites biologiques du vivant d’autre part, les œuvres auxquelles nous ferons référence dans le cadre de ce colloque relèvent de prime abord d’une démarche militante en faveur de la cause animale entendue comme un ensemble complexe de relations d’interdépendance entre humains et non-humains. Qu’il fasse usage d’animaux-modèles de laboratoires, d’animaux d’élevage ou d’animaux vivant à l’état naturel, chaque artiste souligne selon des techniques biologiques singulières, l’empreinte mortifère de l’homme sur l’animal.
Pour étayer mon propos, je m’appuierai sur quelques œuvres exemplaires appartenant à une mouvance artistique, labellisée sous le nom d’art biotechnologique.
1. des manipulations génétiques pour reconstruire la biodiversité
Brandon Ballangée perçoit les applications de l’ingénierie génétique comme un recours possible au maintien de la biodiversité.
Ses premiers travaux visent à sensibiliser le public autour des espèces d’amphibiens en voie d’extinction ou en proie à des mutations irréversibles dues aux dégradations par l’homme de leur milieu de vie naturel.
Militant écologique au service d’une biodiversité animale menacée par l’emprise de l’homme sur les écosystèmes, l’artiste New-yorkais, Brandon Ballengée parcourt depuis plusieurs années la planète pour étudier les espèces naturelles d’amphibiens déformés ou malformés (pattes en surnombre ou absentes). Il considère que sur plus de 5000 espèces connues, un tiers d’entre elles environ sont menacées par les dégradations environnementales et en voie d’extinction ou déjà éteintes. Ce déclin s’amplifie à un rythme sans précédent au niveau mondial. Dans le cadre de sa première exposition personnelle à Londres en 2006, au Royal Institut, Brandon Ballengée révèle de manière spectaculaire les mutations rapides de ces sentinelles de notre écosystème.
Il expose des vidéos documentaires de spécimens de crapauds déformés et d’étonnantes photos scannées en haute résolution de grenouilles malformées.
Pour rendre compte des malformations des batraciens (absence de pattes ou pattes en surnombre) l’artiste développe également un processus chimique qui rend leur peau et leur tissus transparents et qui colore les os et les muscles de différentes couleurs ( procédé a été réutilisé par les chercheurs). Chaque minuscule animal est posé dans un plat de verre précisément éclairé. L’éclairage projeté sur les spécimens squelettiques de grenouilles mutantes translucides et colorées accentue l’aspect fragile et monstrueux des amphibiens. Ces petits monstres vulnérables témoignent de la responsabilité de l’homme dans ce que Brandon Ballangée considère comme un « holocauste écologique ».
Le bio-activisme de l’artiste est tel qu’il souhaite recréer en laboratoire avec la collaboration de chercheurs, une espèce de grenouille originaire du Congo, que des dégradations environnementales, notamment l’assèchement des zones humides, a fait disparaître. Assisté par des chercheurs en biologie, le projet consiste à sélectionner et à reprogrammer les cellules de grenouilles ayant des similitudes avec le spécimen disparu.
« l’un des aspects les plus passionnants de la recherche génétique, est la possibilité de rétablir un jour des espèces animales et végétales que nous sommes en train de perdre. » souligne Brandon Ballangée dont la démarche vise en quelque sorte à produire techniquement et à rebours ce qui est apparu naturellement au cours de l’évolution.
Cette tentative de reproduction d’un animal en voie d’extinction par manipulation génétique n’a pas permis à ce jour de recréerHymenochirus Curtipes, espèce endémique de la République centrafricaine.
Les étapes de l’expérimentation sont présentées au public et regroupent sous forme d’installation, des photos d’amphibiens en voie d’extinction et des documents rendant compte des étapes du processus technique de la genèse de la grenouille.
Ainsi les manipulations génétiques sur l’animal sont envisagées comme un palliatif à la disparition programmée de la biodiversité.
Les travaux du collectif de designers australiens TC&A (Tissue Culture & Art) s’appuient également sur l’exploration des pratiques biotechnologiques mais dans un tout autre but, celui de mettre fin à l’élevage industriel et à l’abattage de l’animal à des fins consuméristes.
2. De l’utilité sociale des procédés de culture tissulaire
Ces designers High-tech installés dans le laboratoire expérimental Symbiotic’A au sein de l’institut d’anatomie de l’Université occidentale de Perth en Australie, envisagent les pratiques de l’ingénierie tissulaire comme une alternative à l’élevage industriel et au commerce des animaux. Leurs recherches les ont ainsi conduit à produire une viande désincarnée et du cuir sans victime.
Leur pratique consiste à ensemencer sur des biopolymères, des cellules souches prélevées in vivo et à les conditionner in vitro afin qu’elles parviennent à se développer et former un agglomérat épousant la forme du polymère biodégradable.
Réalisée au Lieu Unique à Nantes en 2003, Desembodied Cuisine (Cuisine désincarnée), est une performance qui met en scène les processus de fabrication d’un succédané de steak à partir d’une biopsie de cellules prélevées sur les tissus cartilagineux d’une grenouille. Les cellules ensemencées sur un biopolymère se développent dans un bioréacteur. Elles sont ensuite transférées dans un incubateur et nourries régulièrement à partir de sérum bovin pour arriver à maturité. Durant l’exposition, des tracts sont distribués conviant le public à venir déguster à l’issue de la réalisation, une cuisine dernier cri composée de « petits polymères farcis aux cellules de Xénopus (type de grenouille utilisée) arrosés au calvados et garnis d’une persillade qui n’est autre que du tissu végétal (provenant de la violette africaine), cultivé selon les mêmes procédés de culture tissulaire que ceux qui ont produit les minuscules steak. les convives assistent alors à un repas techno-bucolique en présence du batracien resté en vie et exposé dans un aquarium.
Le procédé de fabrication de cette pseudo viande désincarnée, c’est-à-dire d’artefacts constitués de cellules vivantes en culture, remet radicalement en cause nos modes de consommation alimentaire. Cette nourriture n’a rien à voir cependant avec la consistance de la viande rouge telle que nous la percevons et la consommons habituellement, c’est-à-dire la chair d’un animal mort, rendant compte de son activité physique de l’animal et offrant une texture qui est celle des muscles innervés et irrigués par des vaisseaux sanguins. Le pseudo steak de laboratoire qui s’est développé dans un bain de nutriments agrémenté d’hormones de croissance et d’antibiotiques offre une vision hygiénisée du corps de la bête. Réduit à quelques-unes de ces cellules, la bête à abattre n’a plus lieu d’être et la culture tissulaire pratiquée par les designers du vivant devient une alternative à l’élevage et à l’abattage industriel, elle s’exprime en termes de salut pour l’animal.
Cette pratique offre également des perspectives surprenantes. Une étudiante végétalienne inscrite au cours Vivoart proposé par le collectif TC&A , a suggéré, selon les propos d’Oron Catts, de prélever une biopsie de ses propres cellules, plutôt que d’infliger un stress physique et psychologique (même temporaire) à un autre animal. »[1] Ce mode alimentaire autophagique qui consiste à consommer des fragments provenant de sa propre chair peut paraître encore utopique mais peut-il être perçu comme une transgression culturelle dès lors, qu’au regard des réalités de la biologie actuelle, les similitudes entre l’homme et l’animal se situent au niveau cellulaire ? De tels liens accentuent la confusion entre animal humain et animal non-humain et témoignent de l’inanité des frontières entre les espèces.
Dans une même perspective, celle d’épargner la vie et le commerce des animaux d’élevage, le collectif réalise pour l’exposition Sk-Interface organisée en 2008 à Liverpool un prototype miniature de blouson en cuir sans victime animale.[2]
Victimless leather, le blouson sans couture ni victime est le résultat d’une co-culture de cellules souches de souris, et de cellules souches prélevées sur du tissu humain (des cellules qui secrètent le collagène et les protéines du tissu conjonctif). Les cellules en croissance sur une structure biodégradable sont maintenues à une température constante de 37° C. Le tissu se développe dans une sorte de « corps technoscientifique » relié à une pompe péristaltique – similaire à une pompe cardiaque – et à un système d’aération faisant office de poumons. Le dispositif contient du sérum bovin sous pression qui alimente régulièrement les cellules
Le cuir n’est plus représentatif d’un matériau mort. Il devient tissu vivant cultivé, incarnation du dépassement des frontières entre les espèces. Ce singulier vêtement de petite taille constitué d’un nouveau genre de peau animale en croissance se développe dans un dispositif symbolique qui unit l’humain au non humain.
Les succédanés semi-vivants de chair comestible ou de cuir fabriqués par les artistes laborantins mettent en lumière l’artificialité de la frontière entre les espèces animales. Cette antique frontière héritée d’une pensée judéo-chrétienne permettait à l’homme de se situer au sommet de la grande chaine des êtres, la Scala Naturae[3] et justifiait qu’il puisse tuer des animaux pour se nourrir. Remise en cause par les principes darwiniens de l’évolution et les théories issues de la découverte de la structure de l’ADN, la domination de l’homme sur l’aniamal demeure cependant encore bien présente dans notre société.
Il faut préciser que la présence effective de ces artefacts biologiques qui poussent sous nos yeux est une application concrète de l’éthique animale telle que la conçoit le philosophe Peter Singer. Rendu célèbre par son ouvrage « la libération animale », l’auteur développe à travers une philosophie utilitariste le concept de spécisme auquel il s’oppose farouchement, nous incitant à accorder aux animaux la même considération que celle que nous accordons aux humains.
Les échantillons visionnaires produits par TC&A dans une perspective utilitariste en faveur de la libération animale, révèlent le potentiel prometteur des pratiques de l’ingénierie tissulaire. Ils participent en quelque sorte du concept de développement durable, puisqu’en qualité de substituts protéiniques d’origine animale, ils permettraient de répondre aux besoins alimentaires de toutes les populations tout en préservant la vie de chaque entité vivante.
Les pratiques de laboratoire conduites par les artistes soucieux du devenir animal apparaissent comme une mise en application raisonnée des manipulations in vivo, la cellule vivante devenant une matière recyclable qui rend caduque notre arrogance de carnivores à l’égard des autres animaux que nous mêmes et que nous qualifions sous le terme de bétail.
Il faut cependant souligner que la production in vitro de cuir sans victime a nécessité une quantité de sérum d’origine bovine non négligeable, une quantité équivalente à un veau entier, tué pour la circonstance. Il convient alors au spectateur de discerner l’écart opéré entre la dimension éthique – les « bonnes intentions » sur lesquelles sont fondées les productions du collectif TC&A et les contraintes protocolaires que nécessite leur mise en œuvre en laboratoire.
D’autres artistes font état de manière plus pathétique de la victimisation de l’animal en donnant à voir le sort que les techniques biologiques réservent aux animaux de laboratoire, véritables bêtes de somme au service de la recherche scientifique. En effet, même si leur nombre décroît depuis plus de trente ans, les rongeurs et les lapins forment encore en France 81% des animaux à sang chaud soumis au rôle de cobaye.
Leur corps, perçu comme une machine est le support expérimental de nouvelles hybridations qui permettent l’exploitation d’espèces inédites ainsi que l’exploration de nombreuses pathologies humaines. Manipulé in vivo, en raison de son rapprochement phylogénétique avec l’homme, le corps mutilé de l’animal-machine exposé par certains artistes force à la compassion et devient une métaphore de l’humain dans sa forme expressive et sensible d’être au monde.
3. Le spectacle pathétique des animaux de laboratoire
Une grande part des réalisations du duo AOo intègre justement des animaux morts dont la présence vise à reconsidérer nos pratiques à leur égard.
Une de leurs installations met en scène la consciencieuse torture infligée à un lapin de laboratoire au moyen de dispositifs qui mêlent le fictif et le réel.
L’installation Rabbits were used to prouve exposée en 1999 à La ferme du Buisson à Noisiel présente sur une large paillasse la dépouille d’un lapin écartelé ayant fait l’objet d’une expérimentation. De chaque organe tricoté avec soin, part un long fil de laine relié à des phrases qui rendent compte de la nécessité d’utiliser les animaux comme objets d’expérimentation pour faire progresser la science. La présence obscène – celle qui occupe littéralement le devant de la scène- du lapin anonyme, offre un spectacle stigmatisant le savoir-faire d’une science qui s’approprie l’animal et le met en pièces au nom du progrès. Ce spectacle n’est pas sans rappeler les planches anatomiques de Buffon qui ne se contentait pas d’une contemplation buccolique et paisible de la bête en pied, en l’occurrence ici un cheval, mais démontait l’unité organique du corps de la bête avec l’intention de la soustraire aux lois de la physique et de la mécanique pour trouver des similitudes avec le corps humain.
L’installation du duo Art Orienté objet est une tentative de reconstruction du corps de l’animal mis en pièce pour servir la science. Les entrailles du lapin récupéré dans une poubelle sont des organes fabriqués artisanalement. Ils ont été tricotés à partir de la laine filée et colorée de la brebis Dolly, laine obtenue par l’intermédiaire du généticien Axel Kahn dans le laboratoire duquel les artistes ont mené une réflexion sur les manipulations génétiques. La récupération de la laine de la célèbre brebis Dolly, (Produite en1996 par le chercheur anglais Ian Wilmut ) fétichisée par les médias est une sorte d’offrande au lapin dépouillé de ses organes. Elle s’inscrit comme un acte de réappropriation symbolique de l’animal sacrifié sur l’autel des biotechnologies.[4]
Le transfuge des reliques de la brebis clonée sous forme d’un amas d’organes reconfigurés comble le vide de la dépouille du lapin et s’apparente à une transsubstantiation. Sous ce terme nous désignons à l’instar de François Dagognet « une sorte de réincarnation à la fois symbolique – sous forme de simulacres -, et effective de la matière vivante» en l’occurrence dans cette installation, il s’agit des fragments substantiels de l’animal cloné. Il est certain que cette mise en scène spectaculaire ne saurait redonner vie à l’animal, mais elle peut contribuer à nourrir les débats sur l’expérimentation animale.
La blancheur de la dépouille et la texture des organes tricotés avec une laine aux couleurs pastel confèrent au lapin inanimé une douceur macabre évoquant celle d’une peluche éventrée que l’on chercherait à restaurer. Produit par un jeu d’assemblage de pièces organiques recyclées, le lapin taxidermisé et animé artificiellement vient en écho d’une des premières œuvres d’Annette Messager.
L’œuvre est une collection d’oiseaux morts emmaillotés comme des petites poupées pour lesquelles l’artiste a tricoté des vêtements. Les petits cadavres couchés sur le dos, les pattes en l’air et répondant au doux nom de pensionnaires, « rejouent à la fois sur le mode infantile et morbide », les bonheurs et les drames de la condition humaine, comme le souligne Catherine Grenier [5]. (La revanche des émotions)
Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin évoquent sous une forme tout aussi morbide et teintée de douceur le versant mortifère d’une science qui transforme l’animal de laboratoire en objet pratique et reconfigurable.
La compassion envers les animaux de laboratoire est interprétée d’une toute autre manière par la canadienne Kathie High. Si la biologie nous prouve un peu plus chaque jour que la frontière entre le monde humain et le monde animal est mince, Kathie High nous le rappelle en adoptant des animaux modèles des maladies humaines, animaux qui s’inscrivent dans une “zoologie métaphorique” par rapport à l’humain.»[6]
4. L’animal modèle des maladies humaines
L’artiste canadienne fait intervenir dans son travail, intitulé Embracing Animal -animal compréhensif- des rates utilisées pour la recherche du traitement de l’immunodéficience chez les patients atteints de la maladie de Crohn, (une maladie chronique intestinale qui se traduit par une incapacité à produire un taux d’anticorps en réponse à des agents pathogènes).
Elle adopte trois rates, qui sont habituellement euthanasiées après avoir fait l’objet de diverses expérimentations en laboratoire. Les rates de la lignée étudiée présentent des aberrations physiques, telles que la perte de leur poil et une démarche vacillante et souffrent de troubles rhumatismaux, liés à la maladie auto-immune, dont l’artiste elle-même est atteinte.
Kathie High baptise ces animaux sous les doux noms de Matilda, Tara et Star et leur administre les mêmes soins que ceux qu’elle a choisi pour se guérir elle même, c’est à dire un traitement homéopathique. En choisissant pour ces rongeurs et pour elle-même une médecine non conventionnelle elle fait de ses petites compagnes mammifères ses semblables. Elle s’identifie en quelque sorte à ses cobayes de la science qu’elle a décidé de prendre en charge. « Elle note leur état de santé, leurs habitudes de vie et leurs expériences dans un journal de bord, complété par des photographies et des vidéos. En galerie, elle installe un terrain de jeux sophistiqué composé de différents environnements destinés à observer, distraire, et soigner les rates transgéniques devenues inutiles à la recherche.
Tels qu’ils nous apparaissent, ces animaux modèles des maladies humaines sont repoussants, et nous sont étrangers à double titre : ils sont l’autre de l’humain pour la science et autre au sens radical du terme, c’est-à-dire altéré par des pratiques tératogènes.
Or, la complicité de Kathie High avec ces trois rongeurs vise à repenser notre rapport aux animaux, qu’ils soient ou non monstrueux, en terme de similitude et non en terme d’altérité. À ce titre il lui revient de soigner ces animaux mutants pour les garder en vie.
Marion Laval Jeantet et Benoît Mangin qui explorent les rapports d’interdépendance entre le comportement de l’homme et de l’animal vont plus loin encore, dans la recherche d’une complicité avec l’animal, Marion se faisant elle-même cobaye à la place de son frère mammifère. Partant du principe que des cellules humaines peuvent être implantées dans des animaux, elle choisit d’implanter dans son propre organisme une certaine dose du sang d’un cheval. Sous cet angle, le transfert de la substance vitale de l’animal à l’homme va au delà d’un rapport de similitude entre ces êtres, il implique un rapport de réciprocité biologique entre l’homme et l’animal.
« Que le cheval vive en moi »
Imaginons alors en nous arrêtant sur la performance de l’artiste intitulée « Que le cheval vive en moi » que grâce aux prouesses de la science, l’animal se mette à vivre dans l’humain.
La performance réalisée pour la première fois en Slovénie à Ljubljana par MLJ et BM consiste en une hybridation sanguine in vivo de sang de cheval dans l’organisme humain, en l’occurrence celui de MLJ.
Pour réussir cette performance biologique, le duo argue d’un travail de recherche sur la modification du cerveau humain par des immunoglobulines animales (sans en évoquer la dimension artistique), et obtient ainsi la collaboration d’un laboratoire suisse spécialisé dans la recherche de sérums animaux comme thérapie potentielle des cancers. (Les animaux étudiés sont des vaches, des porcs, des moutons, des chevaux).
MLJ subit au préalable un traitement immunosuppresseur, c’est-à-dire un traitement relativement lourd et périlleux, qui diminue voir inhibe les défenses immunitaires de l’organisme (ce que l’on nomme aplasie). Après plusieurs mois de traitement, son organisme a développé une tolérance à certaines cellules sanguines de l’animal normalement incompatibles avec celles de l’organisme humain. MLJ, se fait alors injecter lors de la performance, une certaine quantité de plasma et d’immunoglobulines du cheval, c’est à dire des protéines qui détectent et neutralisent des agents exogènes ou pathogènes.
Après ces injections de sang de cheval, l’artiste chausse des prothèses articulées qui imitent la jambe et le sabot de l’animal et lui permettent d’être à la hauteur de la bête, de croiser son regard et de déambuler à ses côtés. Le sang hybride du corps de l’artiste est rapidement prélevé dans des tubes à essai puis figé sous forme de paillettes. Ces échantillons en qualité de produits dérivés inédits sont mis en exposition. À la fin de la performance, l’artiste cobaye revêt une blouse blanche mais est-elle à présent artiste laborantine ou animal laborantin ?
Cette performance met en scène une expérimentation biologique hors norme où la fusion avec l’animal dépasse toute fusion symbolique et mythique comme le serait le centaure.
Mais un tel acte témoigne-t-il vraiment d’une réciprocité inédite avec l’animal? Marion Laval Jeantet affirme avoir ressenti l’hyper-réactivité du cheval dans sa chair. Cette expérience hors limite s’apparente à une forme d’animisme assisté par la technique, une variante techno-scientifique de rituels archaïques durant lesquels l’initié perd conscience en absorbant des plantes aux effets psychotropiques pour se laisser habiter par des entités animales. (initiation au Bwiti des Pygmées du Gabon pour se laisser )
Ce ressenti n’est-il pas seulement le résultat d’une manipulation technique in vivo qui altère la physiologie naturelle du corps humain soumis à l’intrusion d’organismes étrangers ?
Se rendre autre, s’altérer à la place de l’autre que l’homme en recevant son humeur au sens duel du terme (médical en latin et psychologique en grec) est une mise à l’épreuve technique du corps humain, une exploration de ses limites biologiques atteignant les frontières du post humain. La question est donc bien de savoir jusqu’où l’humain parviendra-t-il à s’effacer, à se métamorphoser en chimère, à s’animaliser pour que la bête vive ?
Conclusion
Pour conclure, nous dirons que certains artistes comme Brandon Ballangée ou le collectif TC&A ont recours aux pratiques de laboratoire comme une alternative possible à la mort programmée de l’animal par l’homme. Pour d’autres comme Katie High ou le duo AOo, il s’agit de mettre en scène la tératologie de laboratoire et d’interroger la nécessité des expérimentations animales au nom de la science. Néanmoins, tous ces artistes s’accordent à vouloir briser la dichotomie rassurante entre l’animal et l’homme. Il en va ainsi de Brandon Ballangée qui fait usage des manipulations génétiques pour préserver la biodiversité animale mise à mal par la domination de l’homme sur la nature. Mais les artistes vont plus loin encore et tentent d’établir une solidarité morale entre humains et non-humains, en révélant à la lumière des pratiques biologiques contemporaine, les rapports d’interdépendance, de similitude et de réciprocité entre l’homme et l’animal. Leurs pratiques sont fondées sur une éthique biocentriste, c’est à dire une éthique qui établit un rapport d’égalité entre tous les êtres vivants. Ce concept est un courant de l’éthique environnementale apparu dans les années 70 et théorisé par Tom Reggan, un des plus grands défenseur du respect de la vie des animaux. Pour le collectif TC&A, inspiré de cette éthique, la culture tissulaire permet d’établir un continuum entre l’humain et le non-humain et inaugure de nouveaux modes alimentaires et vestimentaires au profit de l’animal d’élevage. Pour Katie High qui entretient des rapports de complicité avec les animaux exploités pour la recherche, l’animal de laboratoire est un sujet de droit au même titre que l’humain. Pour le duo AOo qui témoigne d’une profonde empathie envers les animaux, le mythe de la chimère homme-animal est devenue une réalité incarnée.
Ainsi, dans une perspective utopique, dénuée de toute nostalgie de la figure de l’homme moderne, ce rêve d’un nouvel ordre écologique du vivant perçu à travers le prisme de la science abolit définitivement la frontière entre les espèces.
À l’heure où les organismes vivants sont utilisés par la science comme des réservoirs de cellules et de gènes disponibles et interchangeables, les artistes revendiquent la nécessité de repenser notre rapport à l’animal selon une vision élargie à l’ensemble de tous les organismes vivants.
Les animaux d’artistes revisités à la lumière des nouvelles pratiques scientifiques et au nom de la libération animale ne sont donc plus des objets sans âme, ils deviennent des sujet de vie.
Donc, les artistes, soucieux de dépasser le dualisme cartésien qui consiste à séparer le corps de l’esprit et qui n’est autre que la trajectoire centrale de la modernité, interrogent les limites de notre humanité.
Mais l’éthique biocentriste qui fonde ces œuvres de l’art biotechnologique freinera-t-elle pour autant la fin programmée du sujet moderne, celui qui continue à faire de l’animal machine un outil au service du progrès? Ou pour le dire autrement, selon la formulation de Bernard Lafargue, :
« Combien de devenirs-animaux ou machines l’homme doit encore expérimenter afin de devenir un peu plus humain, c’est-à-dire heureux de vivre en participant au devenir pacifique et tragique de la grande famille de la vie. »[7]
[1] Oron Catts, Ionat Zurr et Guy Ben-Ary. «Que/Qui sont les êtres semi-vivants créés par Tissue Culture &Art ?» L’art biotech’, (sous la dir. de Jens Hauser), Nantes : Éd. Filigranes, Le Lieu Unique, mars 2003, p. 26.
[2] « Sk-Interface, Exploding Borders in Art, technology and Society », (sous la dir. de Jens Hauser), Fondation FACT (Foundation for Art and Creative Technology), Liverpool, du 01/02 au 30/03/2008.
[3] « Aristote, le premier grand naturaliste et grand observateur dont les écrits sont parvenus jusqu’à nous distinguait, en dépit de la diversité, une continuité du monde vivant : la nature, selon lui procède « des objets inanimés, aux plantes et aux animaux en une séquence ininterrompue. » Reprise par de nombreux auteurs, sa thèse fut à l’origine du concept de scala naturae ou grande Chaîne des Êtres souvent représentée, à sa base, par des objets inanimés, à son sommet par l’homme (voire des anges à forme humaine), alors qu’entre les deux étages extrêmes étaient rangés les plantes et les animaux dans un ordre de complexité croissante. » Nicole Le Douarin, Le Vivant, unique et divers : un paradoxe pour l’étude de son développement et de son évolution, Extrait du discours prononcé à l’Académie des Sciences le 26 novembre 2002, [en ligne], consultable sur : http://www.academie-sciences.fr/actualites/communiques/pdf/grands_prix_26_11_02_communique.pdf
[4] Cette souris a également inspiré le travail de Patricia Piccinini (la réplique factice de cette souris est posée sur l’épaule nue de l’artiste dans un portrait photographique) ainsi que le projet de fabrication d’une troisième oreille par le collectif TC&A et Stelarc (Ear ¼ Scale).
[5] Extrait de la notice de l’œuvre présente dans Collection contemporaine du Centre Pompidou, » Musée national d’art moderne, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2006 .
[6] Annick Opinel, Les organismes modèles dans la recherche médicale, (sous la dir. de Gabriel Gachelin). Paris : PUF, 2006, pp. 53-72.
[7] Bernard Lafargue, Dans l’œil de la bête, « Animaux d’artistes », Figures de l’art n° 8, Publications de l’université de Pau, Pau, novembre 2004, p. 406, p. 65