Etats généraux du corps – Université de Paris Descartes – Février 2009
– Résumé-
Les manipulations de la biologie contemporaine qui permettent aux chercheurs de piloter et de reconfigurer le corps à « distance de la chair » offrent à certains artistes la possibilité de fabriquer ex vivo des organes, de les greffer à d’autres, de les reproduire et de les mettre en valeur sur le devant de la scène artistique contemporaine. Il en va ainsi d’Orlan qui confectionne un manteau d’Arlequin à partir de cellules de peau, de Stelarc qui greffe une troisième oreille sur son bras, de Julia Reodika qui reconstitue des hymens qu’elle présente dans des coffrets à bijoux ou de Chrissy Conant qui propose ses multiples ovocytes conditionnés comme une marchandise de luxe similaire à du caviar.
Les fragments biotechnologiques produits à partir d’une co-culture de cellules provenant du corps de l’artiste et de cellules animales, sont isolés de leur milieu naturel, hors du corps de chair, et sont maintenus artificiellement en vie grâce à des dispositifs et un conditionnement particulier que les « bioartistes » mettent en scène selon des modes singuliers. La présence ostentatoire d’excroissances organiques produites par les « artistes laborantins » semble fondée sur une attitude sacralisante du biofact et s’apparente à une mythification des données récentes de la biologie cellulaire et de ses applications techniques. Ces techniques qui permettent aux artistes de fabriquer du vivant « sur mesure » invitent le public à croire en la « magie créatrice » de la science. Cette forme d’émerveillement, de religiosité voire de fétichisme envers les artefacts vivants (notamment les produits issus du corps féminin) viserait-elle à transcender l’aspect pratique et utilitariste de leur existence technique ? Peut-elle apaiser nos craintes de voir se multiplier des altérités biologiques contestables dès lors qu’elles préfigurent une nouvelle société marquée par la perte de l’unité symbolique du corps autonome et identifiable ?
Cette forme de réincarnation technique de fragments du corps humain devenu fantomatique induit de nouvelles possibilités d’existences où l’homme devient l’œuvre de lui-même. Lorsque les productions transcendent le vivant en métamorphosant les pratiques biologiques en pratiques « artistiques », il convient de s’interroger sur la valeur cultuelle de ces objets biologiques reconstitués qui font appel aux techniques liées à la culture tissulaire et à l’hybridation. En utilisant un savoir-faire qui modifie la croissance naturelle des formes vivantes, ces nouveaux designers du vivant mettent en scène des produits selon des scénarios individuels ayant l’apparence de prophéties qui incitent à croire aux prouesses futures de la science. Chaque biofact produit est présenté comme une promesse du futur, voire comme un « pur échantillon visionnaire ».
Lorsque ces échantillons biotechnologiques deviennent les ajouts prothétiques du corps, ils apparaissent comme une surenchère de l’hubris visant à combler ce qu’il manquerait à ce corps pour qu’il devienne biologiquement et socialement idéal. D’autre part, il apparaît que cette plus-value cultuelle accordée à des fragments de vie partielle relève d’une sorte de jeu sacré qui efface les vestiges du corps sensible.
Faire travailler des fragments organiques vivants pour qu’ils « prennent corps » hors du corps et leur inventer des usages inédits, s’apparente davantage à une activité ludique, un divertissement visant à déjouer l’ennui plutôt qu’à combler le vide des corps désarticulés, dés-animés, véritables cénotaphes de l’âme absente.