« Le risque esthétique », Droit de cités n° 1, oct. 2009.
L’art biotechnologique, mouvance artistique plus présente dans les pays anglo-saxons que dans les pays de culture latine, interprète le vivant à la fois comme outil et comme matériau techniquement manipulable et reproductible. Ce qui de prime abord transforme chaque fragment de vie en une marchandise offerte à la consommation et au divertissement culturel.
Ainsi font leur apparition sur le devant de la scène artistique contemporaine des entités biologiques inédites issues de manipulations in vivo. Ces artefacts sont produits sous la conduite d’artistes qui transgressent l’usage des pratiques de laboratoire déstiné à la médecine et à l’industrie. En franchissant le seuil de la sphère scientifique, ces nouvelles pratiques artistiques, hors de toute démarche utilitariste mettent en question la place de l’αίσθησις, la sensibilité commune qui donne naissance à l’art, inspirant tout autant la crainte des dérives technophiles que l’enthousisame pour un mode d’existence trans et post humaine naissant. Chimères, fragments de vie partielle, corps hybridés, augmentés ou prothétiques que le monde de l’art expose, sont autant d’altérités qui « font irruption dans l’intimité de nos sens » et troublent notre regard sur la singularité humaine. Pour autant, nous ne pouvons pas nous en tenir à une attitude sceptique à l’égard de l’ « art biotechnologique » pour seule raison qu’il alimente plus que jamais nos craintes, exposant de surcroît des « oeuvres » qui dépassent la relation contemplative que nous entretenons traditionnellement avec l’art. Nous devons nous interroger sur le statut de ces artistes laborantins : sont-ils des provocateurs cyniques qui se font l’écho d’un monde à la mesure de nos rêves les plus fous ou s’engagent-t-ils à prendre part à au débat éthique qui entend infléchir la démesure scientifique pour qu’elle consente à un usage raisonné et mesuré des manipulations sur le vivant ? L’art biotech’ ne nous laisse pas en reste de sensations quand la cellule, objet qui se prête à toutes les manipulations devient support et matériau et que les micro-sculptures produites en laboratoire incarnentde singulières entités biologiques. Évoquons à titre d’exemples la troisième oreille de chair que Stelarc greffe sur son bras, les poupées semi-vivantes d’Oron Catts et de Ionat Zurr qui font partie d’une large panoplie qui constitue la tératologie expérimentale que les artistes rendent visible et qui relève davantage du cauchemar que du rêve.Les créatures de laboratoire qui conjuguent l’avenir au présent nous incitent aujourd’hui à définir les raisons qui peuvent justifier au nom de l’art la mise en oeuvre cette audacieuse production d’objets utopiques ou eschatologiques qui sont une preuve irréfutable de notre mainmise sur les mécanismes du vivant. La présence incarnée de ces curiosités biologicofuturistes qui rejouent de vieux mythes (celui de l’immortalité, celui des origines) s’apparente à une manoeuvre destinée à effacer les craintes liées aux manipulations in vivo, à restaurer les croyances en une science émancipatrice et à renforcer son pouvoir de satisfaire les exigences de confort d’une communauté d’usagers sollicités par des technologies de plus en plus performantes. Éblouis par le langage des gènes qui leur permet de changer la programmation des formes vivantes, les artistes transcendent d’une certaine manière la réalité biologique en célébrant ses métamorphoses techniques. Les chimères qui intègrent le paradis du posthumanisme et ôtent à l’homme sa prééminence sur les autres espèces, incarnent également une société idéale où pourraient cohabiter harmonieusement humains et non-humains.Si ce ne sont pour l’heure que d’utopiques incarnations, elles sont déjà un moyen de promouvoir et d’accréditer l’idée d’une reconstruction technoscientifique de tout ce qui nous entoure. Confrontés à un faire-savoir plus qu’à un savoir-faire transgressant les mécanismes biologiques des organismes, au nom de l’art et dans une société libérale où prévaut l’autonomie artistique, nous devons réfléchir plus avant sur le mode de réception de l’art biotechnologique pour en mesurer les enjeux. Une partie des productions biologico-artistiques (artefacts transgéniques de Joe Davis et d’Eduardo Kac) révèle la fascination qu’exercent sur les artistes les manipulations génétiques. Ces concepteurs de chimères banalisent des pratiques biotechnologiques au service de l’industrie du génome et pronent la révolution techno-naturaliste sans craindre les dérives technophiles. Les artistes qui font oeuvre à partir des cellules humaines (le prototype de blouson de cuir sans victime d’Oron Catts et d’Ionat Zurr, le manteau d’Arlequin d’ Orlan, les peaux d’artistes du couple AOo ou les hymens de Julia Reodika issus de co-culture de cellules humaines et animales), ne courent-ils pas le risque de réduire l’humain à sa seule dimension biologique et pratique, au même titre que n’importe quel objet dont les formes sont déterminées par le code génétique ? Quel risque courrons-nous à souscrire à ce matérialisme ambiant qui réduit les êtres vivants à une réserve de cellules et les définit en fonction de leur génome ? Tout en nourrissant l’espoir d’un mode d’existence idéal, l’art biotechnologique anticipe la disparition d’une humanité qui ne se mesure plus au monde mais fabrique un monde à la mesure des technologies qu’elle invente. En effet, les organismes renaturés artificiellement interrogent les principes d’un eugénisme libéral, soulignent la disparation de l’unité organique des corps, leur standardisation et l’amnésie d’entités hybrides n’appartenant à aucune espèce. Plus encore, l’aspect de ces entités reconfigurées met en crise la reproductibilité technique de la vie, un processus qui fait fi d’une nature capable de programmer d’elle-même les mécanismes de son évolution. L’art de laboratoire laisse apparaître une forme de démesure technique des sciences du vivant et exprime l’effacement de l’homme, amplifiant la désensibilisation d’un corps que la vie n’enchanterait plus. Cette transformation spectaculaire des particules élémentaires de la vie en matériaux innovants par l’entremise de certains bio-artistes révèle sans nuance le pouvoir de la science sans prendre le risque d’en dévoiler ses failles. Or, cette révélation est déjà le signe d’une politique culturelle qui voudrait nous faire croire à l’effet magique des biotechnologies. Cette même politique qui autorise l’art à médiatiser les performances techniques de la biologie en une sorte de magie créatrice favorise la pratique d’une « science sans conscience » et détourne notre attention des dérives scientifiques à venir. Ainsi, nous pouvons nous demander si le danger d’une surbiologisation de la vie ne vient pas davantage de l’art que de la science, un art qui, en parodiant la puissance technique de cette dernière, masquerait la menace de son contrôle total sur l’ensemble des vivants. Cet art de l’illusion, qui nous divertit et manipule l’opinion, jette l’opprobre sur la part sensible de nos modes d’existence. Il dissipe notre fatigue à être ce que nous sommes depuis toujours, c’est-à dire des humains, conscients de notre inachèvement, de notre statut de « réalités biologiques précaires », capables cependant de donner un sens à notre existence. Si l’essence de la vie se résume à une procédure technique, l’artiste doit prendre le risque de résister à ce matérialisme ambiant en faisant oeuvre de sa critique envers ce système afin de restaurer la part sensible de l’existence qui s’aventure un peu plus chaque jour vers un univers préfabriqué. Le regard critique et la distanciation opérée par certains bio-artistes (Art Orienté objet, Natalie Jeremijenko, Amy Youngs) à l’égard de leurs productions biotechnologiques devient la seule pratique constructive, susceptible de nous orienter en direction d’une éthique des conduites scientifiques. Les spécimens biologiques, fragments substantiels abstraits produits par ces artistes en appellent à une restauration de l’unicité naturelle des organismes qui fait de chaque être physique