Stencils embryonnaires et nouveaux objets.

Revue Archistorm, déc.2008-janv. 2009

 

En Australie, un collectif d’artistes est chercheur associé à un laboratoire de biotechnologie. Au-delà de l’instrumentation des techniques biologiques et la culture de cellules vivantes au service d’un nouveau mode vestimentaire, les expériences mêlant science, art et design de Symbiotic’A1 posent deux questions : éthique et protocole, et contrôle de la recherche…

TC&A (Tissu Culture and Art) est un projet de recherche alliant art et biotechnologies.Il est implanté au centre du département d’anatomie et de biologie humaine de l’université de l’Ouest australien, à Perth. À l’initiative d’un collectif d’artistes composé d’Oron Catts, IonatZurr et Guy Ben-Ary, le laboratoire Symbiotic’A est dédié à l’exploration et à l’application des sciences de la vie et des technologies associées, comme par exemple, les techniques du génie tissulaire 2 . Cette pratique biologique élargie au domaine de l’art permettrait de produire des objets qui dénoncent l’exploitation de l’animal par l’homme et de rendre artificielle la barrière entre les espèces. À cet égard, le célèbre ouvrage de Peter Singer Animal Libération, auquel se réfère idéologiquement le collectif, nous incite à rompre sans attendre avec le spécisme 3.

 

 

Dispositif

Ce groupe d’« artistes-chercheurs » pratique la co-culture de cellules souches in vitro prélevées dans l’épiderme ou dans la moelle osseuse. Les cellules extraites des tissus organiques (cutané, musculaire, osseux, etc.) ne sont pas implantées mais ensemencées et deviennent pour le collectif des « stencils embryonnaires » et la source de création de nouveaux objets. Juste avant le début d’une exposition, les biodesigners ensemencent avec des cellules tissulaires vivantes des structures en polymère biodégradable (pour éviter tout problème de rejet) et bio-absorbable, dont les formes sont choisies préalablement. Placées dans un bioréacteur, ou utérus artificiel, conçu pour compenser la force de la pesanteur en faisant tourner le contenu au fur et à mesure que les cellules grossissent, ces structures placées en milieu stérile deviennent le lieu de croissance du nouveau tissu. La naissance de ces « entités semi-vivantes » se poursuit dans un incubateur qui agit comme une couveuse artificielle. Les cellules en se multipliant remplacent peu à peu le support synthétique. À partir de ce processus biotechnologique, Symbiotic’A produit à plusieurs reprises depuis 2004 4, un « blouson de cuir sans victime » (Victimless Leather ) inaugurant de nouvelles pratiques sociétales. L’existence de ce minuscule objet semi-vivant remet en cause –peut-être – nos habitudes vestimentaires et –plus sérieusement- les statuts identitaires, politiques et sociaux que véhicule l’apparence des vêtements que nous portons. Cet objet n’est autre qu’un « prototype de blouson sans couture en croissance dans un corps scientifique ». L’installation composée de trois incubateurs s’apparente, selon Jens Hauser, à des vitrines de magasins de mode. Maintenu à une température corporelle constante de 37 °C, ce corps technoscientifique dépend d’un dispositif formé d’une pompe péristaltique – similaire à une pompe cardiaque – contenant du sérum sous pression qui alimente régulièrement les cellules et d’un système d’aération faisant office de poumons. Le cuir, obtenu à partir de cellules de porc, de souris et d’humain, n’est plus représentatif d’un matériau mort. Il devient tissu vivant cultivé et incarne l’effacement des frontières entre les espèces.

 

 

Dimension éthique et paradoxe du protocole

Selon Symbiotic’A, ce nouveau matériau issu du génie tissulaire incarnerait une application éthique des biotechnologies puisqu’elles induiraient la fin des souffrances animales. Paradoxalement, Jens Hauser nous signale que ce dispositif a nécessité une quantité de sérum d’origine bovine non négligeable – une quantité équivalente à un veau entier 5 ! Il convient alors de discerner l’écart opéré entre la dimension éthique – les « bonnes intentions » sur lesquelles sont fondées les productions – et les contraintes protocolaires que nécessite leur mise en oeuvre. Si le produit révèle en apparence une application éthique des pratiques biotechnologiques, il n’en demeure pas moins utopique. Le souci constant du collectif Symbiotic’A est d’éliminer la question de la discrimination que l’homme a établi entre les espèces vivantes et de replacer l’humain dans le contexte d’une nature qui inscrit tous les êtres vivants dans un continuum. La similitude du point de vue cellulaire, entre animaux humains et non humains, corrobore cette idée de continuum. Soulignons par ailleurs que lorsque le vivant devient le résultat d’un programme calculé par l’homme, le produit d’une intention, d’un design – en anglais –, l’idée qu’un « dessein intelligent », supérieur à l’homme puisse être à l’oeuvre dans les mécanismes de la nature n’est plus d’actualité 6. Prenant en compte les substrats communs aux hommes et aux animaux, la chair atomisée est reconstruite en un matériau composite artificiel à laquelle il ne manque que les systèmes immunitaires pour remplir sa fonction protectrice. Le malaise que suscite l’exposition de ce cuir vivant ne tient pas tant à l’utilisation de cellules de souris ou de porc mais à la présence de cellules humaines et la notion d’humain devient fragile lorsque ce dernier est comparable à une somme de matériaux recomposables. C’est en cela que cet objet, qui au demeurant incarne métaphoriquement une société sans victimes, met en crise notre identité et ravive nos craintes d’une instrumentation de l’homme par l’homme.

 

 

Indifférenciation des espèces et valeur d’usage

Dans ce corps technoscientifique, la cellule proliférante devient une sorte d’unité centrale commune à tous les vivants et à la périphérie de laquelle formes humaines et animales deviennent obsolètes. « Réconfort cependant, et profond apaisement de penser que l’homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, et qu’il disparaîtra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle 7. » Cette réflexion foucaldienne fait écho aux dérives que pourraient entraîner les pratiques biotechnologiques si le devenir de l’homme, au même titre que les chimères de laboratoire, se profilait sous la forme d’un artefact vivant. À travers ce procédé qui permet de franchir le seuil de l’indifférenciation des espèces, la cellule et ses composants deviennent des objets pratiques au regard de leur valeur d’usage. La réalité d’un nouveau design du vivant par les « bio-artistes » préfigure une société marquée par la perte de l’unité corporelle et symbolique de l’individu et la disparition de la spécificité naturelle des espèces au profit d’une hybridation qui peut s’avérer sans limites hors du champ de contrôle de la recherche scientifique. La présentation de ce patchwork cellulaire, composé de fragments vivants renaturés, a certes une dimension spectaculaire susceptible de nous émouvoir. Toutefois il peut permettre au spectateur de devenir un observateur attentif au nouveau réductionnisme de laboratoire, annonciateur du pire et/ou du meilleur des mondes. Le biofact produit est présenté comme une promesse du futur, voire comme un échantillon visionnaire. Il devient exemplaire du bon usage du savoir biotechnologique et préfigure la fin d’une société anthropocentriste. Toutefois, cette science qui permet aux artistes d’anéantir la barrière qui sépare l’homme de l’animal, l’autre que lui-même, ne l’autorise-t-elle pas à se rendre davantage « maître et possesseur de la nature » ? Si l’instrumentation des techniques biologiques offre aux designers l’occasion de briser les tabous de l’unité et de la spécificité des espèces, leur permettra-t-elle pour autant de ne pas succomber à l’hégémonie d’une science qui n’en finit pas de rivaliser avec le potentiel génésique de la nature ?

 

 


 

 

1 Symbiotic’A est le Centre of Excellence in Biological Arts, University of Western Australia, dirigé par Oron Catts, qui accueille et facilite des projets artistiques comme The Tissue Culture and Art Project (Oron Catts et Iona Zurr). C’est une initiative commune de deux entités institutionelles : the University of Western Australia et the Western Australian Department of Culture and the Arts.Lien internet : www.symbiotica.uwa.edu.au

2 Le génie tissulaire permet de reconstruire des tissus aussi bien que des organes à partir de cellules souches cellules multipotentes qui sont à l’origine du renouvellement permanent et rapide d’au moins trois de nos tissus, la peau, l’intestin et les cellules sanguines.

3 Le mot spécisme (speciesism en anglais) a été introduit en 1970 par le Britannique Richard Ryder et repris en 1975 par le philosophe utilitariste Peter Singer. Selon le point de vue antispéciste, le spécisme est ainsi une idéologie condamnable, et un mouvement de libération animale est nécessaire pour ajuster les pratiques humaines avec les principes éthiques.

4 L’expérience a eu lieu 8 fois depuis 2005 au New York Museum of Modern Art, à la Science Gallery Dublin, au FACT Liverpool, à l’Ontario Science Centre Canada, Iau sraeli Centre for Digital Art et à la John Curtin Gallery in Western Australie.

5 Jens Hauser, in Archée, juin 2008, périodique électronique consultable sur : http://archee.qc.ca/

6 Les réalités de la biologie contemporaine ont remplacé la nature naturante et aléatoire – capable d’erreurs – que Platon concevait comme le dessein intelligent d’un dieu qui deviendra le Dieu Créateur de l’Église catholique.

7 Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Éditions Gallimard, Paris, 1966, p. 15.