L’art : un moyen un moyen de s’émanciper des limites biologiques ?

Introduction

Avant de parler de l’usage de la biologie dans le champ de l’art, je tiens à remercier Jean-Michel Besnier, François Képès et Giuseppe Longo de m’avoir conviée à cette journée d’études.

Apparu dans les années 80 sous le label d’art biotechnologique ou bio-art, un nouveau genre de sculpture a vu le jour dans les laboratoires de biologie sous l’égide des chercheurs. Cette pratique artistique contemporaine, plus présente dans les pays anglo-saxons que dans les pays d’origine latine, englobe un ensemble d’œuvres protéiformes représentatives d’un rapprochement sans précédent de la biologie et de l’art. Le décryptage du génome et les techniques de codage, de séquençage et de synthèse des gènes deviennent une source d’inspiration qui conduit tout naturellement les artistes à travailler avec des équipements et du matériel biologique disponibles au sein des laboratoires de recherche, ces derniers devenant en quelque sorte leur atelier Je n’évoquerai pas les créateurs à la marge qui convertissent leur atelier en laboratoire et s’adonnent à ce qu’on nomme la biologie de garage, ceux qui sont des adeptes du Do it yourself  et qui tirent profit de l’open source des données de la génomique pour exploiter certains gènes. En d’autres temps Bill Gates (cofondateur de Microsoft) et Steve Jobs concevaient des ordinateurs dans leur cuisine.

(Pour la petite histoire, citons le cas de Steve Kurtz professeur d’Art à l’université de Buffalo, membre d’un collectif d’artistes militants antiOGM qui avait appelé la police à la suite de la mort soudaine de sa femme. Il fut arrêté par le FBI pour suspicion de bioterrorisme. Il possédait à son domicile un matériel d’extraction d’ADN et des produits biologiques inoffensifs en vue d’une exposition. (il risquait 20 ans de prison !).

Les artistes qui interviennent à l’échelle moléculaire, au cœur même de la cellule, au plus près de la non-vie produisent des artefacts biotechnologiques inédits, des spécimen vivants augmentés, hybridés, reprogrammés, hors de tout programme de recherche appliquée à la médecine ou à l’industrie. Sortant des coulisses de la science pour investir les lieux de l’art, les productions forment un étrange cabinet de curiosités où se côtoient amas de cellules en culture, bactéries mutantes, plantes et animaux transgéniques. Ils apparaissent à la fois comme des échantillons visionnaires de la reprogrammation technique du vivant et interrogent à des degrés divers les limites de son émancipation biologique.

Après avoir décrypté le génome d’un grand nombre d’organismes, la science envisage à présent de les réorganiser en vue d’améliorer leur rendement et de répondre à plus ou moins long terme à des exigences économiques et sociales. Si l’objectif demeure encore utopique, il répond cependant à cette quête perpétuelle du possible et du non encore possible qui est à l’origine de l’expérimentation et du progrès scientifique. Le potentiel technique d’une science qui n’a de cesse de rivaliser avec la puissance génésique du vivant, nourrit aussi l’imaginaire des bio-artistes et les transforment en Pygmalion des temps modernes.

Que cherchent à révéler ces artistes-laborantins qui cultivent des cellules, implantent de nouvelles données dans le génome des bactéries, des plantes, des animaux et pourquoi pas un jour des humains. ? « Au nom de l’art » et tels des démiurges, jouent-ils impunément avec les cellules et les gènes pour produire des altérités inédites? Les chimères futuristes de ces adeptes de la génétique qu’ Hervé Fischer n’hésite pas à qualifier de « prêtres et déviants du mythe de la création » alimentent à des degrés divers la crainte de voir émerger les risques sociétaux qu’engendrerait l’application généralisée des biotechnologies. Les artistes sont-il seulement despratiquants exaltés d’une nouvelle religion dictée par le dogmatisme d’une science qui concurrence les mécanismes naturels du vivant?

Qu’engagent en réalité de telles pratiques dans le champ de l’art et peuvent-elles être l’enjeu d’échanges constructifs entre la science et le public? Les biofacts[1] artistiques, terme somme toute assez commode pour dire qu’on est à la fois dans l’artifice et le vivant projettent nos rêves les plus fous et nos plus grandes craintes. Si certains travaux réactivent la peur du monstre et mettent en crise la reproductibilité technique du vivant, d’autres soulignent l’aspect pratique des techniques de sa reconfiguration.

A l’aune de quelques exemples, nous essaierons de voir si les productions biologoco-artistiques relèvent systématiquement d’une mise en œuvre extravagante de l’ingénierie génétique ou si elles sont en mesure de fonder un discours critique à son égard.

 

Pour rendre compte de la portée culturelle des conduites artistiques contemporaines inspirées des récentes découvertes de la biologie moléculaire, j’évoquerai d’abord la fascination des artistes pour la molécule d’ADN et la mythification, voire la mystique dont elle est l’objet.

Il sera ensuite question des modalités d’usage des protéines et des gènes de synthèse présents dans quelques réalisations.

Enfin j’aborderai la question des enjeux culturels qui conduisent certains artistes à pratiquer la transgénèse pour produire des surcréatures en incorporant des gènes humains  au génome de certaines plantes.

 

 

 

 

 

1. La mythification de l’ADN dans le monde de l’art n’est pas nouvelle….

 

Salvador Dali consacre 9 tableaux à la molécule. (Ils seront réalisés entre 1957 et 1976. )

Un de ses tableaux réalisé dans les années 60 évoque le cycle la vie et rend hommage à la divine molécule support de nos gènes et de notre histoire biologique : la mort est suggérée à droite de l’œuvre par des hommes tenant des fusils disposés de la même manière que les bases de l’ADN ; la vie à gauche est figurée par la molécule d’ADN et enfin l’au-delà est représenté dans la partie supérieure du tableau par Dieu. « L’acide désoxyribonucléique est la mémoire de Dieu au service de chaque élément du monde », disait Dali. (lors d’un entretien en 1978.) Cette sacralisation de l’ADN capable de stocker ad libitum l’information génétique est encore à l’œuvre dans la sculpture de Wim Delvoye, artiste qui se plaît à superposer le sacré et le profane en forgeant chaque brin de la double hélice en une longue suite de crucifix.

Aujourd’hui, les bio-artistes plus que jamais fascinés par les gènes et leur rôle dans la programmation du vivant vont au-delà de la représentation mimétique de la structure de l’ ADN. Ils en font l’outil et le matériau même de leurs travaux en l’intégrant à un nouveau genre de portrait.

 

Inner Cloud (nuage de soi)

Inner Cloud (nuage de soi)

 

Dans une des ses premières réalisations, Marta de Menezes présente son ADN sous la forme d’un corps que nous pourrions qualifier de fantomatique. L’artiste isole la molécule d’une de ses cellules et l’immerge dans de l’éthanol afin qu’elle devienne perceptible à l’œil nu. Sous ce conditionnement, l’ADN présente une structure similaire à celle d’une nébuleuse. Scellé à l’intérieur d’une éprouvette l’ADN devient l’ultime médium et le seul garant matériel de l’identité biologique de l’auteur. Marta de Menezes qui conserve « religieusement » ce substrat cellulaire baptise son dispositif, Inner Cloud (nuage de soi) en référence à une fiction littéraire de José Saramago. (Le dieu manchot, 1987). Dans cette fable, le romancier portugais décrit les âmes des victimes de la peste noire sous l’apparence de nuages emprisonnés dans une machine volante.

A l’aune de cette fiction et sous la forme de filaments blancs évanescents, la molécule représente pour l’artiste le lieu symbolique où réside l’âme. L’ADN est en quelque sorte perçu comme un agent de transfert qui apaiserait en nos craintes de l’au-delà. Flottant dans sa petite éprouvette, la molécule serait libérée de la prison du corps dans lequel elle était enfermée et le dispositif réactualiserait l’antique notion de réincarnation qui favorisait le rapprochement entre l’âme et un nouveau corps.[2] Nous pouvons même déceler dans cet autoportrait physico-chimique conservé comme une relique, une métaphore de l’immortalité. Le dispositif de Marta de Menezes fait partie de ces « vestiges biologiques » qui permet à l’auteur de manifester de manière permanente sa présence au monde tout en interrogeant les limites d’un savoir-faire scientifique qui tend à réduire l’individu à ses gènes. En effet, le nouveau genre de portrait que nous présente l’ « artiste », une représentation matérielle de soi dans son aspect le plus réducteur et qui n’est plus affaire de ressemblance et d’imitation du réel, s’apparente à une interprétation illusoire et minimaliste de l’humain. Elle relève d’un réductionnisme de laboratoire qui explique l’individu par la cellule, la cellule par la molécule et ainsi de suite.

 

Sir John Sulston, Genomic portrait, réalisé en 2001 cénorabditis

Sir John Sulston, Genomic portrait, réalisé en 2001 cénorabditis

 

 

 

L’ADN, mémoire l’information génétique est également le lieu symbolique d’une véritable commémoration de l’individu pour le sculpteur Marc Quinn. L’artiste réalise un singulier portrait de John Sulston, célèbre pour ses travaux sur le séquençage de l’organisme modèle, le ver Caenorhabditis Elegans. « Ce portrait génomique consiste en une surface rectangulaire encadrée de métal poli. La surface intérieure parsemée de petites tâches brune, est composée de gélose dans laquelle des bactéries contiennent des fragments de l’ADN du célèbre chercheur. Ici, l’essence d’un homme a non seulement été réduite à son ADN, mais clonée, puis scellée dans un contenant de métal réfléchissant et de verre. »  

À ce stade de rationalisation de l’individu, l’appartenance sensible de l’être au monde est obsolète et l’on peut s’interroger sur la place qu’accorde l’artiste au sujet humain dès lors qu’il le dissout dans une suite de gènes invisibles.

Les bactéries porteuses de l’ADN humain apparaissent comme les reliques d’un corps dont la chair a disparu au profit d’une référence ultime : le code génétique.

Dans les portraits que nous venons de voir, la figure humaine se présente sous la forme d’un « avatar » qui n’est autre que la molécule d’ADN. En sanskrit et selon la tradition hindouiste, le terme d’avatar désigne la descente d’un dieu sur Terre sous diverses formes d’incarnations.[3] Or, cette propension humaine à incarner, à donner forme à l’irreprésentable est à l’œuvre dans ce genre de portrait qui s’émancipe du sujet.  La molécule mythique, dans sa permanence attestée devient l’élément central et figural de l’individu. La position des artistes qui fétichisent la molécule et en font leur matériau de prédilection fait écho à l’ouvrage de Dorothy Nelkin, intitulé « la mystique de l’ADN » et dans lequel nous pouvons lire ceci :

« Combien de fois avons-nous entendu louer la molécule  impériale “programme” pour une existence dont nous ne serions pas les exécutants, “grand livre de la vie”, “partition”, à jouer note par note, comme les feuillets perforés d’un orgue mécanique. Malgré leurs dénégations épisodiques contre cette imagerie simpliste, les biologistes moléculaires ajoutent jour après jour, de nouvelles chaînes à nos illusions d’être libres en prétendant déceler et maîtriser les clés chimiques de chaque personne, de chaque pathologie, jusqu’aux comportements.  

Plus singulières encore sont les œuvres qui font appel aux techniques de la protéomique, de la génétique et de la biochimie et qui intègrent des gènes de synthèse pour produire une nouvelle forme de langage.

 

 

 

 

 

2 Protéines et gènes de synthèse au service d’une nouvelle forme d’expression

 

Le décryptage arbitraire de la matière vivante grâce à un code issu d’une procédure de standardisation a l’avantage de donner naissance à un langage universel du matériel génétique. Cet impalpable système de signes qui réduit le gène à une somme d’éléments chimiques interchangeables est une véritable source d’inspiration pour les artistes qui rejouent de façon singulière la partition génétique des organismes vivants.

L’exploration de la base de données de la structure des protéines et leur visualisation en trois D inspirent Marta de Menezes qui fait de ces assemblages d’acides aminés un nouveau moyen d’expression artistique. Ainsi, elle fabrique à la manière d’un sculpteur une protéine artificielle avec les lettres de son nom, une protéine non encore recensée dans la nature.

 

Marta de Menezes - Proteic Portrait

Marta de Menezes – Proteic Portrait

 

Elle baptise ce projet Proteic Portrait. Les protéines contiennent naturellement vingt unités élémentaires : les acides aminés. Chaque acide étant codé par une lettre, Marta de Menezes espère, en réutilisant ce code, programmer une protéine dont l’assemblage d’acides aminés correspondrait à son nom. Pour obtenir l’image numérisée de la structure d’une protéine intéressante (de trop petites peptides –molécules constituées par la condensation d’un petit nombre de molécules d’acides aminés- donnant à la protéine une structure linéaire moins intéressante selon l’artiste), l’artiste a utilisé l’intégralité de son nom de famille portugais traditionnellement plus long qui produit un code de trente sept lettres : MARTAISAVELRIVEIRDEMENESEDASILVAGRACA.

« Un simulateur crée plusieurs configurations possibles pour Marta, basées sur la structure de séquences d’acides aminés similaires dans des protéines connues. L’exacte configuration de Marta peut être déterminée expérimentalement en résolvant le problème de sa structure par la cristallographie ou par le procédé nucléaire de résonance magnétique (IRM). »[4]

En consultant une base de données génomiques et en comparant les acides aminés de sa future protéine avec ceux d’une protéine connue Marta de Menezes peut confirmer que sa sculpture n’existe pas dans la nature. Toutefois elle considère que son projet ne sera achevé que lorsque la structure tridimensionnelle de Marta sera découverte. Le travail de l’« artiste» revient donc à inventer un objet de fiction, un objet culturel qui répond à la quête illimitée d’une extension technobiologique du milieu vivant. L’enjeu de cette forme artistique ne se fonde pas uniquement sur le désir d’imitation de la nature mais sur l’opportunité d’explorer par un jeu de combinaisons d’acides aminés une protéine artificielle, sans fonctionnalité particulière et qui s’ajouterait à la biodiversité naturelle. C’est peut-être sur ce même principe d’analogies entre le langage humain et le langage génétique, qu’été créée l’association Ougepo (ouvroir de génétique potentielle)(à l’instar de l’oulipo, ouvroir de littérature potentielle- perec la disparition du e, Queneau) qui à partir de données consultables sur internet, peut tester la fonctionnalité et la viabilité des bactéries en supprimant ou en remplaçant un acide aminé dans leur ADN.

 

Le code génétique s’avère également un système d’écriture pratique et durable qui permet à Joe Davis et à Eduardo Kac d’utiliser des séquences d’ADN comme support et moyen de communication innovant .

 

Joe Davis, Microvenus, 2001

Joe Davis, Microvenus, 2001

 

Dans  le travail de Joe Davis le langage chimique des gènes joue un rôle culturel inédit.

L’artiste, compare l’ADN, support du code génétique à la pierre de Rosette[5], sur laquelle ont été gravées plusieurs versions graphiques d’un même texte. Pour l’artiste, transposer l’alphabet des bases azotées de la molécule mythique en données numériques et les combiner à l’infini ouvre la voie à l’écriture de plusieurs langues sous les gènes.

Joe Davis, architecte de formation considère l’architecture de la vie comme la moins visible mais la plus élégante. C’est ainsi qu’il s’est intéressé à la biologie moléculaire et a appris à synthétiser la molécule d’ADN. Cette technique lui permet de fabriquer en 1990 une bactérie contenant un infogène c’est à dire « un gène qui peut être traduit par la machine humaine en une signification et non par la machine cellulaire en une protéine ». Ce gène qui n’est autre qu’un gène de synthèse provient de la conversion d’une lettre d’un ancien alphabet germanique (un alphabet composé de signes magiques et divinatoires) en une séquence de bases de la molécule d’ADN. Cette lettre qui ressemble à un Y surmonté d’un I représente pour la civilisation archaïque à laquelle l’artiste se réfère, à la fois un symbole de la vie et la configuration externe des organes génitaux.

Joe Davis convertit ce symbole alphabétique en données numériques qu’il fait correspondre à une séquence de nucléotides. (Il donne un ensemble de valeurs pour les 4 bases  azotées de l’ADN (C=X, T=XX, A=XXX, G=XXXX), ces valeurs sont combinées grâce à la technique de cartographie numérique utilisée par Drake et Sagan pour composer le message radio d’ARECIBO (1974)[6] .Ce symbole graphique codé en une séquence d’ADN est transféré dans une bactérie Escherichia Coli en 1990[7]. Partant du principe que le colibacille peut résister à de très fortes variations de température, Joe Davis envisageait de disséminer ses bactéries baptiséesMicrovenus dans l’espace extra-terrestre à destination d’hypothétiques habitants. Dans le contexte de nouvelles recherches sur l’exobiologie, elles deviendraient ainsi les « messagères » d’un nouveau type de langage contenant selon lui le signe de l’intelligence humaine. Le comité de biosécurité d’Harvard n’a pas autorisé Joe Davis à poursuivre son projet, en raison des risques de contamination que représentait la dissémination des bactéries infogénisées, dès lors qu’elles n’étaient plus confinées en laboratoire, Ce nouveau mode d’écriture de la pensée humaine qui n’est pas hors du monde mais enclos dans du vivant, est un moyen commode de conserver sur un support vivant reproductible des messages silencieux qui se transmettront à l’infini. Toutefois, substituée au langage des gènes cette forme futuriste de communication interstellaire peut se révéler biologiquement dangereuse et la science ne possède pas les instruments qui permettrait de contrôler les nouvelles combinaisons chimiques dans l’espace exobiologique.

 

Le langage métaphorique de la génétique fondé sur le vocabulaire de la communication entre êtres humain (programme, code, information, transcription, message, traduction…) semble prendre tout son sens derrière la pratique de conversion du gène par l’artiste. Joe Davis est d’ailleurs convaincu que l’infogène encodé dans la bactérie est appelé à devenir un médium plus économique, plus performant et plus robuste que n’importe quel autre outil de communication (en l’occurrence l’ordinateur). Serait-ce là un début de solution au problème de la pérennité des données ?

En superposant des symboles chimiques de l’ADN aux caractères symboliques de l’écriture archaïque, l’artiste transforme la molécule en un outil révolutionnaire, exemplaire de la miniaturisation des outils de communication. La bactérie modifiée in vivo devient la mémoire vivante et transmissible de l’intelligence humaine. Elle participe d’un nouveau mode d’archivage des données.

Incarnation du potentiel technique de la génétique et de la bioinformatique, les bactéries porteuses d’un message chimico-symbolique sont capables de faire ressurgir du passé, un mode de communication utilisé par des sociétés préchrétiennes. Ce mode de transmission avant-gardiste de la pensée transforme la cellule en support vivant capable de stocker en mémoire et de reproduire ad libitum le langage humain.

En somme Joe Davis  -anime à l’écriture dans la bactérie.

Toutefois, les seuls signes visibles nous permettant d’accréditer la présence d’un symbole sous ces bactéries infogénisées et « conceptuelles » se résument à d’abstraites figures schématisant le processus de transfiguration du milieu bactérien et ces figures n’ont de sens qu’à la lumière des protocoles de laboratoire dont elles sont issues. Joe Davis explique d’ailleurs que pour lire le message inséré dans les molécules artistiques et pour déchiffrer leur code ADN, il faut aller dans un laboratoire et qu’il est préférable d’avoir quelques connaissances en biologie pour apprécier l’œuvre.

Ajoutons que la création de la bactérie Microvenus donne à l’artiste le sentiment de se mesurer au légendaire sculpteur Pygmalion.[8]

« Le fait que je puisse maintenant construire de minuscules morceaux de matière à partir d’un assortiment de matériaux inanimés puis leur donner vie, est un rêve de sculpteur. »[9] dit-il.

Même si cette légende prend appui sur le caractère imperfectible de la nature humaine pour célébrer la beauté à travers le talent de l’artiste, nous avons toutefois quelques difficultés à intégrer l’idée que l’art biologique de Joe Davis, à la limite du visible, puisse être aussi désirable que la légendaire statue en ivoire qui prend chair entre les mains de Pygmalion! (Ovide)

Joe Davis, en faisant seulement usage de la technique de synthèse et de reproduction du gène, confère à celui-ci le rôle de copiste capable de transmettre à l’infini des messages humains. L’écriture des gènes qui ne relève d’aucune signification dans la pensée humaine, qui est en quelque sorte constituée d’idiomes doit pouvoir ouvrir la voie à une nouvelle ère culturelle, selon l’artiste.

Son  travail vise à nous convaincre que tout ce qui est inscrit dans les gènes peut être effacé et rejoué et que leurs composants chimiques sont des outils au service d’un nouvel archivage de l’écriture. Ce constat revient à penser que tout organisme vivant peut se résumer à un stockage d’informations chimiques et numériques interchangeables et cette approche réductionniste et mécaniste des organismes programmés comme des ordinateurs laisse supposer de nombreuses dérives en matière d’évolution technique du vivant.

Le prochain projet de Joe Davis est d’introduire une carte de la voie lactée dans le génome d’une souris. Toutes les informations seraient contenues dans un infogène, qui se transmettrait à la descendance sans modifier le phénotype de l’animal. L’artiste souligne que son travail est avant tout une réflexion sur le futur de l’archivage, soulignant que l’ADN peut permettre de stocker des milliards de fois plus de données qu’un CD-Rom ».

 

Eduardo Kac, pape de l’art transgénique, envisage sous un autre aspect la biologie de synthèse dans ses œuvres. Elle représente pour l’artiste un moyen de synthétiser de l’ADN selon des codes inventés afin d’écrire des mots et des phrases utilisant la combinaison des nucléotides. C’est aussi un moyen d’incorporer ces mots et phrases d’ADN dans le génome d’organismes vivants, qui les transmettront à leur descendance en les combinant à des mots d’autres organismes. Ainsi, par mutation, perte naturelle ou échange d’ADN de nouveaux mots, de nouvelles phrases apparaîtront.

 

Genesis, festival d’Ars Electronica de Linz en 1999

Genesis, festival d’Ars Electronica de Linz en 1999

 

L’artiste brésilien conçoit à sa manière un « gène artistique » qu’il greffe à la partition génétique de bactéries Escherichia coli. Le gène artificiel fabriqué par Eduardo Kac provient d’une phrase de la genèse transcrite en code morse et convertie en paire de bases d’ADN selon un algorithme spécifique développé par l’artiste : Voici cette phrase « Soumettez tous les poissons de la mer, tous les oiseaux du ciel et toutes les formes de vie sur terre. »[10]

Le code Morse choisi par l’artiste pour transcrire la phrase symbolise de manière emblématique l’avènement des télécommunications et de l’information universelle.

Eduardo Kac présente la mutation des bactéries qui ont reçu le gène d’artiste comme une remise en cause symbolique de la signification de la phrase initiale.

Son installation baptisée Genesis, créée pour le festival d’Ars Electronica de Linz en 1999, est présentée comme « une œuvre d’art transgénique qui explore la relation complexe entre la biologie et nos systèmes de croyances, la technologie de l’information et l’éthique ».

Les bactéries appelées à être mise en culture, portent des plasmides contenant des variantes de la protéine bioluminescente GFP. Celles qui ont reçu le gène d’artiste prennent une coloration bleue sous l’effet des radiations ultraviolettes, les autres qui n’ont pas reçu le gène de l’artiste émettent une lumière jaune. En se multipliant et en se divisant, et sous l’impulsion des radiations UV déclenchées par les visiteurs ou les internautes connectés à la galerie, les bactéries mutent selon trois scénarios possibles.

– Soit la lumière activée par le spectateur provoque un choc énergétique qui rompt la séquence d’ADN du plasmide et des transferts de gène s’opèrent donnant naissance à des bactéries qui prennent une coloration verte,

– soit il n’y a pas de transfert et les bactéries demeurent jaunes ou bleues,

– soit les bactéries perdent complètement leurs plasmides devenant plus pâles et de couleur ocre.

La mutation du gène synthétique, le gène crée par l’artiste, résulte de 3 facteurs : le processus naturel de la multiplication des bactéries, l’interaction dialogique entre les bactéries de couleurs différentes (leur division par scissiparité) et l’activation humaine des radiations ultraviolettes.

L’installation, composée de plusieurs dispositifs de projection nécessite que le public soit immergé dans une obscurité quasi-totale. Une impression de mystère et une invitation au recueillement se dégagent de l’organisation spatiale de l’œuvre baignée dans une pénombre bleutée, d’autant qu’à l’atmosphère obscure dans la quelle nous sommes immergés s’ajoute une musique synthétique composée par Peter Gina à partir du calcul de la multiplication des bactéries et des algorithmes des mutations.

À l’entrée de la salle un ordinateur indique au public qu’il peut cliquer sur une touche pour faire muter les bactéries. L’ordinateur relié à un serveur, recueille également les requêtes des internautes.

Au centre, est installée une vitrine présentant une boîte de Pétri contenant la culture bactérienne et au dessus de laquelle sont installées un microscope couplé à une caméra numérique et une source de lumière ultra-violette. L’image des bactéries luminescentes projetée sur le mur frontal de la salle transforme la division cellulaire en une étrange enluminure vivante. Cette projection apparaît également sur l’ordinateur des internautes connectés.

La conversion chimique de la phrase de la genèse apparaît sur le mur de gauche et s’inscrit sous la forme d’une interminable suite de lettres qui correspondent aux quatre bases de la séquence d’ADN fabriquée par l’artiste et contenue dans certaines bactéries.

Le fragment du texte divin recodifié se charge d’une nouvelle signification symbolique à chaque instant en temps réel à travers le monde pour devenir en quelque sorte, « Une version high-tech des textes de la genèse proclamés jadis par les prophètes, les scribes ou les prêtres »[11]. Le dispositif évoque plus qu’elle ne rend visible la conversion des versets bibliques intégrées aux bactéries.

Le dispositif de la réalisation permet de transformer en un geste symbolique le sens de la phrase. Selon Eduardo Kac, il signifie que nous ne devons pas accepter sa signification formelle comme héritage et que de nouveaux sens émergent si nous cherchons à transformer la phrase. Cliquer devient un geste critique à l’égard de la sentence divine et met fin symboliquement à la domination de l’homme sur le vivant. L’artiste souligne cependant la situation paradoxale de celui qui, dépourvu des compétences suffisantes pour juger de la portée de son acte, n’a d’autre choix que de procéder en aveugle à la mutation des bactéries. Cette situation paradoxale est une preuve patente que la métamorphose technique de la vie est une réalité à laquelle nous ne pouvons échapper, pas plus que nous n’échapperons à ses conséquences qui demeurent incertaines. L’artiste résume ainsi son œuvre interactive :

«   Cliquer ou ne pas cliquer n’est pas seulement une décision éthique, c’est aussi une décision symbolique. Si le participant ne clique pas, il s’autorise à laisser intacte la phrase biblique, préservant son sens autoritaire. S’il clique, il change la phrase et sa signification mais il n’en connaît pas les nouvelles versions.  »[12]

Cette version technologique des versets religieux est indéniablement chargée d’une intention morale de la part de l’artiste puisqu’elle déjoue symboliquement notre perception anthropocentriste du monde tout en nous incitant à nous impliquer personnellement et à réfléchir ensemble sur les conséquences inéluctables des manipulations du génome.

Dans cette installation, Eduardo Kac ne concentre son attention ni sur la fabrication exclusive d’un produit chimérique, ni sur l’obtention d’un résultat mais plutôt sur le médium (en l’occurrence le gène de synthèse).

Il fait preuve d’une attitude critique à l’égard des pratiques génétiques, et son œuvre interactive lui permet d’endosser le rôle d’éveilleur de conscience.

« Plus que rendre visible l’invisible, l’art, dit-il, se doit d’aiguiser notre conscience sur quelque chose qui est hors de notre vue mais qui nous concerne pourtant directement.

L’ingénierie génétique, ajoute-t-il est appelée à avoir de profondes conséquences sur l’art aussi bien que sur la vie sociale, médicale, politique et économique du siècle à venir. »[13]

Ainsi, « De la genèse religieuse et historique du monde à sa genèse biologique, Eduardo Kac, expose, joue et interroge notre rapport au vivant et notre capacité à intervenir à une échelle microscopique sans que nous soyons pour autant capables d’en mesurer les effetscar nous ne les voyons ni ne les prévoyons. »[14]

Genesis fonctionne donc comme une incitation, voire comme un signal fort à l’encontre du public et plus largement de la société qui n’a d’autre choix que d’évaluer sa part de responsabilité dans les pratiques scientifiques auxquelles elle s’adonne.

Cette installation retient notre attention car elle en appelle à une prise de conscience collective des conséquences imprévisibles de la colonisation du matériel génétique.

Toutefois, cela ne signifie pas que l’artiste s’engage à reconsidérer sa pratique sous l’angle de la prudence. Eduardo Kac fait même preuve d’une surenchère technique lorsqu’il hybride l’humain et le végétal, justifiant son activité au nom d’une évolution technique du vivant qui serait somme toute plus créatrice que celle de la nature. Pourtant il est clair que la nature, ne nous a pas attendu pour modifier et même pour créer de nouveaux génomes! Toute l’histoire de la création repose sur la multiplication des espèces et sur la diversification génomique.

 

 

 

 

 

 

3. La transgénèse et la question de l’altérité biologique

 

La transgénèse permet à Eduardo Kac de déjouer plus encore l’anthropocentrisme et de remettre radicalement en question la place de l’homme dans la nature. Ses créatures interrogent la notion d’espèce qui fut longtemps un moyen commode de classer les organismes et de placer l’homme au sommet de la Scala Naturae.[15] Rappelons que cette classification basée sur des critères morphologiques était une référence chère aux naturalistes du XVIIIe qui aimaient à contempler et à décrire le « spectacle de la Nature ».

La transgénèse, méthode qui permet d’explorer et de comprendre le rôle des gènes dans le fonctionnement des organismes, devient pour Eduardo Kac un moyen de revendiquer un statut d’égalité pour tous les organismes vivants qu’ils soient naturels ou artificiels. Rendu célèbre pour avoir voulu exposé un lapin bioluminescent en Avignon, l’artiste est considéré dans le monde de l’art comme le père de l’art transgénique, qu’il définit ainsi: «  un art nouveau qui utilise le génie génétique pour transférer des gènes naturels ou de synthèse à un organisme, dans le but d’engendrer des êtres vivants uniques. »

Donc approchons de plus près une œuvre trangénique récent de cet artiste…

 

Histoire Naturelle de l’Énigme, réalisé entre 2003 et 2009

Après six années de recherche et de collaboration avec des scientifiques, Kac, crée une plante dont les cellules comportent un gène humain. Ce plantimal ainsi nommé par l’artiste puisqu’il se situe au croisement de la plante et de l’animal, est exemplaire d’un nouvel ordre du vivant réduit  à ses seules performances biologiques.

Ce pétunia transgénique aurait la particularité d’exprimer dans les réseaux veineux de ses pétales un gène provenant du sang de l’artiste et ainsi de mettre à mal la frontière entre le végétal et l’humain.

Ce  projet, développé entre 2003 et 2009 au département de biologie végétale de l’Université du Minnesota à st Paul a vu le jour sous cet intitulé Histoire Naturelle de l’Énigme. La fleur fut symboliquement baptisée Edunia.

Le gène humain introduit dans le génome de la plante est celui qui code l’immunoglobuline contenue dans une cellule sanguine de l’artiste. C’est une molécule qui participe de notre système immunitaire, puisqu’elle permet d’identifier et de rejeter les virus ou d’autres éléments pathogènes. Le plasmide qui a servi à la transgénèse contient divers composants antinomiques, un gène provenant d’une bactérie résistante aux antibiotiques (la kanamycine qui sert à sélectionner les bactéries notamment E. coli après une transformation génétique), un virus (promotteur : en amont de la séquence du gène de l’artiste codant l’immunoglobuline et indispensable à l’expression du gène) qui endommage les fleurs des plantes ornementales (CoYMV, Commelina yellowmottle), et le gène de l’artiste codant, une des immunoglobulines les plus abondantes dans le sang (l’immunoglobuline IgG).

La transgénèse s’opère lorsque les bactéries transformées génétiquement sont mises en culture avec les cellules végétales de la plante et l’infectent en quelque sorte.

Le titre que l’artiste donne à sa réalisation fait référence à  la légende d’Œdipe qui pour entrer dans Thèbes dut résoudre l’énigme que lui posa le Sphinx et que nous connaissons tous(corps de lion, buste de femme): « Quel est l’être qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux à midi et sur trois le soir ? C’est ainsi qu’Oedipe accomplit à son insu la prophétie de Tirésias: tuer son père et épouser sa mère. Le héros légendaire en transgressant l’interdit de l’inceste sème le chaos dans la cité.

Eduardo Kac qui aime à manipuler le langage humain autant que celui des gènes comme nous l’avons vu, présente ce plantimal comme une métaphore de l’inceste. Cette union filiale interdite, perçue comme une déréglementation sociale et culturelle correspond dans le cas de ce pétunia transgénique au dérèglement provoqué par l’union artificielle de gènes d’espèces différentes.

Le gène humain de l’immunité forcé d’intégrer le génome de la plante perd ses fonctions protectrices pour fusionner avec des éléments qui lui sont étrangers. En d’autres termes, la transgénèse aurait donc la possibilité de neutraliser la charge négative que nous attribuons à ce qui nous est étranger ou différent. La plante qui résulte d’une union biologique contre nature met à mal la différenciation des espèces au profit d’une technogenèse fondée sur le potentiel combinatoire des gènes. Eduardo Kac résume ainsi son projet :

« Dans cette œuvre c’est précisément ce qui identifie et rejette l’autre que j’incorpore à l’autre. Avec la combinaison de l’ADN humain et végétal dans une nouvelle fleur, Histoire Naturelle de l’Énigme est une réflexion poétique sur la continuité de la vie entre les différentes espèces. L’œuvre emploie la rougeur des nervures de la plante et celle des vaisseaux sanguins humains comme un marqueur de notre patrimoine commun.»

Les notions d’identité et de parenté biologique qui permettent de différencier les individus d’une même espèce ne sont donc plus de mise, pas plus que la notion d’altérité perçue par l’artiste comme une construction sociale. Il suffit donc, selon l’auteur, d’un réarrangement technique du matériel génétique pour effacer ce qui différencie les individus les uns des autres.

Or, derrière cette utopie sociale et cette transformation culturelle obtenues par des procédures techniques qui donnent corps à la chimère, nous voyons poindre une stratégie visant à minimiser l’impact de nos relations avec des entités vivantes fabriquées sur mesure.

D’autre part, la plante génétiquement modifiée est  destinée selon les vœux de son auteur à peupler notre planète au même titre que tous les êtres vivants. Eduardo Kac prévoyant de distribuer et de planter partout dans le monde cette espèce transgénique inédite, crée une série de paquets de graines. Les graines qui attestent de la permanence et du renouvellement de la nature permettraient-elles de garder en mémoire la présence de l’artiste et de l’étendre partout dans le monde ? Nous avons déjà évoqué plus haut le rôle métaphorique de l’ADN mise en dépôt par Marta de Menezes et permettant à l’artiste d’accéder à une forme d’existence permanente. Ces graines ont déjà été acquises par des collectionneurs privés, certains les ont planté et ont prêté les fleurs pour des expositions.

C’est à eux que revient la responsabilité de poursuivre le projet de l’artiste en cultivant et en préservant cet OGM. Nous pensons que ces collectionneurs sont plus soucieux de la valeur marchande de leur chimère végétale que des éventuelles retombées environnementales causées par la dispersion de ce spécimen sur la planète.

De plus, le processus de commercialisation de cette plante transgénique sur le marché de l’art revient à penser que les gènes humains dont elle est porteuse, sont envisagés comme des marchandises au même titre que n’importe quel objet de consommation.

Les arguments avancés par Eduardo Kac apparaissent donc comme un leurre derrière lequel se cache une toute autre réalité, celle d’un artiste entrepreneur usant du savoir faire scientifique à son profit.

 

Cactus Project, Laura Cinti, 2009 (Festival International des sciences, Edimbourg, UK)

Cactus Project, Laura Cinti, 2009 (Festival International des sciences, Edimbourg, UK)

 

 

Laura Cinti fait également appel à la technique de transfert de gène également pour produire, un cactus mi végétal, mi-humain, un cactus chevelu destiné à confondre nature et technique et à interroger l’impact culturel de l’ingénierie génétique sur nos comportements.

Avec l’aide d’Howard Bolland du laboratoire LAB C, Laura Cinti intègre au matériel génétique d’une cellule de cactus, par l’intermédiaire d’un agrobactérium, un gène contenu dans le follicule pileux d’un de ses cheveux. Ce gène est celui qui permet la synthèse de la kératine. Lors du développement de la plante des cheveux apparaissent à l’endroit des épines.

Deux plants de cactus transgéniques stériles ont été transplantés dans deux endroits du Mexique. L’un dans un désert aride, dans un espace non domestiqué par l’homme. Ce paysage sauvage et intact est culturellement perçu comme une altérité selon l’artiste, une altérité naturelle au sein de laquelle une altérité artificielle doit avoir sa place si l’on veut e finir avec ce dualisme traditionnel qui oppose la vie à la technique ou à l’art. L’autre cactus a été planté au sommet d’une colline surplombant une région agricole devenue prospère lorsqu’on y cultiva du maïs transgénique plus résistant et plus rentable, importé des USA. Contrairement au maïs transgénique planté à des fins économiques, le cactus artificiel crée par Laura Cinti ne produit rien, et en tant qu’objet de l’art, il cohabite naturellement avec la végétation transgénique qui l’entoure et représente un élément de plus de la biodiversité artificielle.

 

Ainsi, la transgénèse donne à Eduardo Kac et Laura Cinti la possibilité de fabriquer des surcréatures techniques affranchies de toute notion d’altérité ( bien que l’altérité ici induise ici un phénomène d’altération des organismes )

C’est désormais l’aspect pratique des techniques de transfert de gènes qui permet donc à ces deux artistes d’inventer à loisir des chimères vivantes et de nourrir l’idée de les intégrer le plus naturellement possible à notre quotidien.

Dans une perspective sociale utopique et dans leur élan démiurgique, ils peuvent ainsi céder à la tentation de réinventer ce qui a jailli spontanément et faire en toute impunité des copier-coller de gènes d’un individu à l’autre. Le discours qui fonde leur pratique s’apparente tout au plus à une tentative d’humanisation d’une technique qui commande au vivant d’exprimer une caractéristique qu’en soi, sa nature n’aurait jamais pu produire.

 

 

 

 

 

Conclusion

 

Pour conclure et au regard des œuvres qui jalonnent notre propos, nous avançons l’idée que l’ingénierie génétique qui colonise le vivant et lui invente de nouvelles trajectoires d’évolution, fascine les artistes plus qu’elles ne les incite à en évaluer les limites, bien que l’installation Genesis d’Eduardo Kac fasse exception puisqu’elle souligne les contours incertains des résultats de la biologie de synthèse.

Fabriquer des protéines ou des gènes de synthèse, réécrire la partition génétique d’un organisme en ajoutant des gènes étrangers à ses cellules sont donc devenues des pratiques communes à la science et à l’art. Mais au nom de l’art et dans une société libérale où prévaut l’autonomie artistique,  nous sommes en droit de douter de la pertinence des outils et des matériaux utilisés par les artistes. Lorsqu’ils fabriquent et manipulent les gènes, ils ne sont plus en mesure de penser la vie autrement que selon une approche réductionniste. Tout organisme vivant, qu’il s’agisse d’une cellule ou d’un être tout entier est perçu comme le support d’une multitudes de données interchangeables. Qui plus est, nous pensons que les artistes qui font œuvre avec des cellules humaines interprète l’individu en fonction de sa seule dimension biologique.

Le jeu de l’art génétique, ne peut donc se contenter d’être une « chimie ludique » au risque d’assujettir chaque entité vivante à de multiples reconfigurations et de générer des désordres sociétaux irréversibles.

D’autre part, nous pensons que le recours aux textes humanistes comme pré-texte à l’artefact biologique s’inscrit comme une parade visant à injecter de l’irrationnel là où il fait défaut.

À ce titre rappelons-nous la fable dont s’inspire Marta de Ménèzes, l’alphabet ancien qu’utilise Joe Davis pour son infogène ou encore les versets de la bible ou le mythe d’Œdipe dont s’inspire Eduardo Kac dans ses trabvaux.

Ce recours aux mythes et au sacré donne une plus-value spirituelle à des entités biologiques éprouvées, forcées dans leur organisation naturelle.

Les lumières de la science ont permis à l’homme de comprendre les mécanismes de la vie et de se libérer « des ombres de Dieu » [16], or la réapparition de nouveaux mythes, voire de nouvelles croyances associées à l’artificialisation du vivant, peut être un viatique susceptible de nous faire accepter un monde livré au désenchantement, un univers dans lequel le vivant,  réduit à des entités matérielles et techniques semble avoir livré tous ses mystères.

Mais intégrer du mythe dans un monde déserté par les croyances divines ne peut être qu’un simulacre masquant la réalité pratique de l’ingénierie génétique qui permet aux artistes de jouer les prophètes. Chaque organisme vivant devient la  source intarissable de tous les possibles et réactualise le mythe du créateur démiurge, celui que nous nous pourrions nommer l’alter deus post moderne. Les artistes ne nous incitent-ils pas à croire que tout ce qu’il est possible de faire avec les gènes devient réalisable ? C’est donc enprophètes aveuglés par les prouesses de la science qu’ils dessinent le contour d’un monde dans lequel l’humain tend à se confondre avec ses créations.

Pour Lori Andrew, juriste américaine spécialisée en bioéthique « Le génie génétique entre dans nos vies  par les coulisses de la scène artistique et il est comparable à « un cheval de Troie qui permettrait de faire accepter au public des techniques qui font peur ».[17]

Pourtant, nous ne pouvons pas nous en tenir à une attitude sceptique à l’égard de l’ « art biotechnologique » pour seule raison qu’il alimente plus que jamais nos craintes, exposant de surcroît des « œuvres » qui dépassent la relation contemplative que nous entretenons traditionnellement avec l’art. Ceci nous conduirait à adopter une position régressiste face aux nouvelles avancées des biotechnologies et serait la preuve d’un certain obscurantisme à l’égard des réalités techniques de la biologie.

 

Naturalisation de la technique – légitimité des travaux

 

On peut admettre, dans une moindre mesure, que les artistes qui courtisent la science facilitent l’acceptation des changements de paradigmes en matière d’évolution du vivant, justifiant leurs travaux par une volonté de naturaliser des techniques auxquelles nous avons du mal à nous accoutumer. Le vivant serait ainsi mis à l’épreuve dans l’inattention la plus totale et les gènes deviendraient des outils du quotidien naturellement « pratiques » dont les consommateurs que nous sommes déjà, ne pourraient plus se passer.

En revanche, nous ne pouvons accepter que la fabrication effective d’organismes recombinés génétiquement s’exerce en marge de tout programme de recherche appliquée à la médecine à des fins thérapeutiques et plus généralement en dehors de tout contrôle exercé par la raison ; La raison étant cette faculté humaine qui consiste à calculer et à mesurer avec rigueur les conséquences du choix de nos actes.

Si les réalisations génético-artistiques donnent un éclairage nouveau aux prouesses de l’ingénierie génétique, l’ activité des artistes n’en demeure pas moins intrépide. Lorsque ces derniers ont la liberté de transgresser les limites imposées aux chercheurs dans le cadre d’un projet guidé par des protocoles et un cahier des charges précis, rien ne nous porte à croire que le pire ne peut pas être envisagé lorsque des biofacts[18] ne sont plus produits sous la tutelle de la science.

Nous pensons donc qu’il y a lieu d’encadrer l’usage des techniques de la biologie lorsqu’il s’exerce à la périphérie des institutions et des laboratoires et qu’il répond à des désirs individuels ou collectifs.

À défaut, se développeront de manière incontrôlée des transactions biologiques donnant vie à des espèces possédant des propriétés auxquelles on ne s’attendait pas et susceptibles d’engendrer des désordres biologiques irréversibles.

C’est en prophètes lucides, que ces artistes devraient s’engager dans une pratique éthique de l’ingénierie génétique en mettant en relief ses failles plutôt qu’en imitant ses pratiques. Il leur faudrait faire preuve de résistance à un univers préfabriqué et hanté de corps déréalisés, univers où le règne des savoirs et des techniques marchande le vivant et triomphe de l’individu, séparant un peu plus chaque jour l’homme de sa condition humaine.